nouvelle normalité (kieran)

C’était comme se sentir étrangère à sa propre vie, spectatrice incapable d’agir, prostrée par le sang-handicap, affublée d’un rang sur lequel elle n’avait aucune emprise. Elle regardait sa vie (ce qu’il en restait) se dérouler sous ses yeux, les événements s’enchaînant inlassablement. Il fallait éteindre son cerveau, et les mois passés auprès des Greyback lui avaient appris à le faire, à se taire, obligée au silence pour ne pas perdre sa langue, peut-être la vie. Alors Dahlia avait ravalé les dernières vingt-et-une années, masqué l’insubordination derrière des sourcils froncés et des poings serrés discrètement — obéir sans se plaindre, obéir et ne pas faire de remarque, ne pas sortir des rangs. C’était intenable. Finalement, août était peut-être une bénédiction, un moyen de sortir d’une normalité insupportable. Est-ce que c’était ça, alors, la nouvelle normalité ? Se réjouir d’être rachetée, de partir, de voir ailleurs, en espérant que ce ne soit pas pire ? Et les pensées, toujours, qui la ramenaient au jour frabieux, à des souvenirs qui n’étaient pourtant même pas les siens. Elle pleurait en silence, sans le faire vraiment — ne pas montrer ses émotions, toujours — un cadavre inexistant, faisait le deuil d’une vie qui n’était pas vraiment perdue. Alors elle parlait peu, depuis qu’elle était arrivée chez Kieran Goyle, préférait le silence aux mots acerbes, pensait fort mais le gardait pour elle. Elle devait poser quelques questions, pourtant, montrer sa présence en gardant ses distances, imaginer la révolution dans l’ombre et une laisse autour du cou. Comme elle, l’appartement est silencieux ce matin, dépossédé de toute grandeur, d’une certaine manière, ou pire ; plus grand encore, magnifié par le silence qui s’écrase contre les murs. Ils pourraient presque se marcher les uns sur les autres pourtant, décidément trop nombreux pour la place disponible, mais afficher un esclave comme un nouvel accessoire à la mode était trop indispensable. C’est ce qu’elle avait compris, en tous cas, quand il lui arrivait de chercher une explication, parce que son nouveau propriétaire semblait aussi heureux qu’elle d’avoir un autre estomac à nourrir. « Vous avez besoin de moi aujourd’hui ? » Se donner, toujours, sans forcément y réfléchir, simplement être disponible, tout le temps ; lui permettre de se souvenir qu’elle existe.
Et elle attend, parce qu’il ne lui reste plus que ça, le temps.